La sociologie dérange, en dévoilant les mécanismes invisibles par lesquels la domination se perpétue.
pierre bourdieu
Entretien : Pierre Bourdieu répond aux questions de Francis Guillout. Novembre 1999, L'Université syndicaliste Magazine, n°510 (SNES).
vos travaux sur l'école sont parfois évoqués aujourd'hui par des gens qui l'accusent d'être, de plus en plus, une simple machine à reproduire les inégalités. Que pensez-vous de cette utilisation de votre travail ?
Il faudrait préciser qui sont ces gens à qui vous faites allusion. Je ne connais pas tous les usages qui sont faits de mes travaux et je ne sais pas tout ce qui se dit à propos de ce que nous avons dit dans Les Héritiers et La Reproduction. En fait, « la thèse de la reproduction » telle qu’on l’évoque le plus souvent, que ce soit pour la louer ou pour la blâmer, n’a à peu près rien à voir avec ce qui était écrit dans ces livres ; moins encore dans toute la série des articles et des livres (la production scientifique ne s’est pas arrêtée en 1970 !) que j’ai publiés sur le système scolaire jusqu’à ce jour et qui n’ont pas cessé de corriger, de préciser, de raffiner et de systématiser des analyses qui ne se réduisent pas à une « thèse ». Je pense par exemple à La Noblesse d’Etat qui fait le bilan de vingt ans de recherches et qui déploie complètement l’ensemble des acquis sur les fonctions du système d’enseignement. Je crois que la pensée critique gagnerait beaucoup en force intellectuelle et sociale si elle se libérait des habitudes de pensée héritées d’un autre temps qui portent au simplisme.
Cela dit, les « chercheurs » eux-mêmes, poussés par la recherche de l’originalité à tout prix, c’est-à-dire, parfois, à très bon marché, sacrifient aussi bien souvent à des simplifications outrancières des pensées qu’ils prétendent « dépasser », c’est-à-dire renvoyer au passé. Il m’est arrivé souvent de penser à faire une sorte de tableau en partie double, avec d’un côté, ce qu’on dit que je dis, et de l’autre, ce que j’ai réellement dit. Ce serait vraiment très cruel et je pense que ça donnerait une idée assez triste de la réalité du débat scientifique. C’est signe de sous-développement scientifique que l’on puisse impunément (je veux dire sans se discréditer aux yeux de la « communauté scientifique ») caricaturer, jusqu’à la diffamation, la pensée de ceux que l’on critique. Cela dit, l’essentiel des acquis théoriques et empiriques sur la contribution que le système scolaire apporte à la reproduction de la structure de l’espace social (ce n’est pas très élégant mais c’est à peu près rigoureux) ne cessent de trouver confirmation dans la réalité, aussi bien en France que dans l’ensemble des sociétés contemporaines, USA aussi bien que Japon, Mali aussi bien que Brésil. Tout chercheur digne de ce nom doit partir de ces acquis pour avancer ; tout politique digne de ce nom doit prendre acte de l’existence des mécanismes mis au jour, surtout lorsqu’il prétend agir dans le sens de la démocratisation.
Les transformations du système scolaire que Claude Allègre tente de mettre en œuvre sont-elles, pour l'essentiel, de nature à démocratiser l'accès au savoir ?
Les mesures de Claude Allègre (ou celles de Ségolène Royal sur le collège de l’an 2000) ne me paraissent pas en mesure de changer en profondeur le fonctionnement du système scolaire. Faute de s’appuyer sur une véritable connaissance des conditions de transmission du savoir, elles ont essentiellement pour fin de jeter de la poudre aux yeux, d’apaiser les attentes progressistes sans rien changer en profondeur dans les conditions de transmission du capital culturel. Par exemple, les rapports récents sur le travail des enseignants relèvent plus d’une application de théories pédagogiques sur la professionnalisation que d’une réelle analyse des conditions de travail de ce groupe social hétérogène et soumis à de plus en plus de pressions contradictoires, du fait notamment du localisme qui inspire souvent les politiques.
Les inégalités scolaires, mais plus largement les inégalités sociales, ne sont-elles pas surtout le résultat d'un moins d'école, d'un moins d'État, d'un moins de service public ?
C’est ce que j’écrivais déjà dans un chapitre de La misère du monde, « la démission de l’Etat », ou encore dans Contrefeux. « La main droite de l’Etat », c’est-à-dire ces hauts fonctionnaires, imprégnés de l’idéologie néo-libérale et forts de ses recettes économiques, ont entrepris de réduire la sphère d’intervention des services publics, en laissant aux fonctionnaires placés « en première ligne » (enseignants, éducateurs, travailleurs sociaux, policiers, etc.) le soin de gérer, au moindre coût, les effets sociaux des politiques libérales qu’ils impulsent. C’est exactement la division entre la grande noblesse d’Etat que je décrivais dans mon livre de 1989 (joyeux anniversaire !), La Noblesse d’Etat, et qui conduit, paradoxalement, les grands prébendiers d’Etat à se faire les liquidateurs de l’Etat social, c’est-à-dire de la petite noblesse d’Etat.
C’est dans ce contexte global qu’il faut resituer les luttes sociales engagées sur le terrain -je pense au mouvement de grève des enseignants et parents d’élèves en Seine-Saint-Denis au printemps 98 par exemple, un de ces nombreux soubresauts qui agitent le système éducatif. La situation des universités, que nous avons décrite dans un livre collectif (ARESER, Quelques diagnostics et remèdes urgents pour une université en péril), est elle aussi très angoissante, avec le fossé qui ne cesse de se creuser entre les facultés les mieux dotées, et les autres.
Personnellement, ces dernières années, vous vous êtes investi plus directement dans les luttes sociales auprès des acteurs de terrain. Pourquoi ?
Il m’est apparu que, devant les dangers extrêmes que les politiques qui sont aujourd’hui mises en œuvre font courir aux acquis à mes yeux les plus importants de notre civilisation, tant en matière culturelle, avec la menace qui pèse sur la production culturelle autonome dans le domaine de la littérature, de l’art, du cinéma ou même des sciences sociales, qu’en matière sociale, avec les efforts systématiques pour liquider toute espèce d’obstacle à la logique la plus brutale du marché (protection sociale, droit du travail, etc.), il n’était pas possible de rester silencieux. D’autant que nombre des dangers les plus terribles ne sont pas visibles aujourd’hui et, virtuellement présents dès aujourd’hui, pour un œil scientifiquement averti, dans les politiques du présent, ne se révèleront que peu à peu, à la longue, quand il sera trop tard pour résister.
À votre engagement plus visible a répondu un tir de barrage médiatique, il fallait « brûler Bourdieu ». Pourquoi gênez-vous autant ?
La sociologie dérange, en dévoilant les mécanismes invisibles par lesquels la domination se perpétue.
Elle dérange, en priorité, ceux qui bénéficient de ces mécanismes, c’est-à-dire les dominants. Elle dérange aussi ceux qui, parmi les intellectuels, se font les complices, au moins tacites et passifs, de ces mécanismes et qui voient dans le sociologue un insupportable reproche vivant. Alors qu’il ne fait que faire son métier, le métier pour lequel il est socialement mandaté, travailler à dire le vrai sur le monde social.
Il dérange tout spécialement les journalistes qui détiennent aujourd’hui une sorte de monopole de fait de la parole publique de grande diffusion. Mettre en cause la parole de ces porte-parole auto-désignés de la société a quelque chose d’un sacrilège, contre lequel toute la corporation s’est dressée comme un seul homme.
Vous avez eu à vous plaindre du fonctionnement des médias. Est-il impossible d'impulser une réflexion sociale sérieuse dans la presse telle qu'elle fonctionne aujourd'hui dans notre pays ?
Il est vrai que les médias contrôlent l’accès à l’espace public. Toutes les tentatives pour faire parvenir jusqu’au public le plus vaste un message dissonant ou dissident se heurte à la barrière du journalisme. Comme on peut en faire l’expérience dès que l’on essaie de passer une tribune libre tant soit peu subversive dans les pages Rebonds de Libération ou Horizons du Monde (sans parler d’un démenti aux allégations d’un journaliste). Les intellectuels devraient lutter collectivement pour se réapproprier la propriété de leurs instruments de diffusion : c’est-à-dire le contrôle des moyens d’expression comme le livre, le journal, la radio et la télévision. (La collection Raisons d’agir que nous avons créée est un pas dans cette direction.) Nombre d’entreprises intellectuelles sont tuées dans l’œuf parce qu’elles ne peuvent accéder à la notoriété publique que le moindre essayiste de cour obtient chaque jour de ses compères en connivence médiatique.
Mais il me faudrait beaucoup plus de place que vous ne pouvez m’en donner pour décrire tous les mécanismes de censure invisible qui s’exercent chaque jour, en France, sur la pensée libre et surtout pour développer une analyse des stratégies collectives qui permettraient à une « réflexion sociale sérieuse », comme vous dites, d’accéder au plus grand nombre et d’acquérir ainsi une véritable force sociale. Je ne puis ici qu’appeler chaque lecteur à redoubler de vigilance dans sa relation avec la production médiatique et à essayer de faire, par ses propres moyens, la critique la plus impitoyable du discours médiatique et des conditions dans lesquelles il est produit.
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